Cet article est dédié à l’œuvre et à la mémoire de Jean-Pierre Beauviala.
Double Tide ne commence pas sur une rive presque-atlantique du Maine à l’aube du 22 juin 2008. Ce n’est ni la brume ni la vase que nous voyons en premier, et encore moins le corps ou les pas de Jen Casad qui plus tard entrera dans le champ. Double Tide s’ouvre, peu après son titre, sur l’éclat de sa lumière, l’apparition du son, le gris de son paysage et sur cette caméra Aaton au travail : Premières émotions véritables qui toujours précéderont le où, le qui et le quand, l’action et la nature précise de son contexte ou de son déroulé. C’est cet éclat premier, d’une demi-seconde à peine, qui fait sa véritable ouverture, et qui nous accompagnera longuement, secrètement, le film durant. L’entrée dans l’œuvre se fait d’ailleurs ainsi : Par l’accommodation au réel qui vient de surgir, et par la redescente de l’émotion première liée à son irruption.
L’apparition de la lumière est dans Double Tide, plus que dans bien d’autres films, le point de naissance et d’alliage de sa structure simple et ingénieuse : aussitôt, dès la première seconde du film, l’ensemble des doubles mouvements qui le composent et en font la richesse, l’intégralité des résonances et des éléments qu’il convoque, sont à l’œuvre, déjà imprimés sur les premiers centimètres de pellicule, déjà habités par les mouvements magnétiques qui nous accompagnerons de manière commune pendant l’heure et demie du film, mais qui en vérité, étaient déjà à l’œuvre avant, et continueront de l’être après.
La persistance et le renversement
Comment savoir quelle émotion nous parcourt alors ? Ce qui fait qu’une rive ainsi se retourne ? Ce n’est pas le travail seul de Jen Casad, dont les mains malaxent la terre vaseuse des rives de South Bristol en quête de palourdes. C’est la manière dont on se lie aux autres, tout comme Jen est liée au paysage qu’elle parcourt par un lien d’amour, de passion profonde. Nous le lisons dans son attitude, dans son geste constant, d’une intériorité immense. Sharon Lockhart la filme d’un mouvement identiquement tendre et passionné. Cette journée rare qui voit deux marées épouser la terre sous les rayons du soleil semble être un point discret de persistance et de renversement : un endroit bien gardé où plus qu’ailleurs l’allure du monde est visible. Ce paysage est celui de la Terre telle qu’elle va, telle qu’elle fait se mouvoir ses masses, telle qu’elle est éclairée, entourée, telle qu’elle et ses forces se comportent, telle qu’elle est habitée… Et les relations qui officient à sa surface, les rapports humains les plus purs, y ont peut-être une place toute fondée.
La seule manipulation dans la narration de Double Tide est claire : l’ellipse du jour durant, pour arriver sitôt au crépuscule, et à l’autre récolte de palourde de Jen Casad. Loin des rythmes industriels, nous nous synchronisons aux cycles de l’eau et du paysage, nous vivons d’après la lumière du jour. La caméra Aaton de Jean-Pierre Beauviala ne se retrouve pas là par hasard. Dans la troisième parution de la revue Les Saisons, Sharon s’est confiée sur sa relation à sa caméra Aaton, et à Jean-Pierre Beauviala, ingénieur qu’elle a pu connaître et rencontrer, fréquenter : « Dans le bureau de Jean-Pierre, et partout où c’était possible ailleurs, il n’y avait pas de lumière artificielle. Comme il le dit lui-même : ‘Quand la lumière s’en va, c’est la fin de la journée’ »

Pour lui, le travail et l’amour étaient la même chose.
L’influence de la pensée et du travail de Beauviala prend une envergure particulière dans Double Tide. En plus de filmer un travail artisanal et invisible, très solitaire en l’occurrence, Sharon Lockhart déploie un espace sentimental. Le long de la séance, un dialogue lent s’installe entre les sentiments complexes et intérieurs qui nous traversent et la clarté de l’action qui se déroule à l’écran. Jen Casad devient un médium à son tour : À travers elle germent nos pensées, nos affects, ce qui pourrait arpenter notre cœur si nous faisions à sa place ce travail. Notre enveloppe, statique, se voue à cet instant total, fait fructifier cette solitude, nous fait penser aux personnes que nous souhaiterions retrouver ensuite, agite notre mémoire, notre patience, notre sensibilité…
Film is a medium of love
Dans l’hiver lent et endormi, les films de Sharon Lockhart ont éclipsé le blanc placide de la salle Jean Epstein, et la philosophie Aaton s’est saisie de l’obscurité. Le temps d’une double séance, la Cinémathèque française a ouvert le fonds d’archives Beauviala. Pauline Rigal et Baptiste Jopeck, de la revue Les Saisons, ont élaboré et proposé une programmation ingénieuse, dans un mouvement de dialogue et d’allers-retours (Back and forth), entre les films Aaton de Lockhart, le travail Beauviala et le texte précité de la cinéaste, où elle éclaircit et relate si bien l’histoire et le lien qui l’unit l’ingénieur. Ce texte, intitulé Love is fleeting. Passion is forever (traduit L’amour passe. La passion reste) d’après le slogan publicitaire de Aaton « L’amour est vôlage, la passion dure toujours », y fut lu par Anne Bertrand, après la projection d’essais techniques du single system, de Podwórka et d’Exit en première séance, et juste avant Double Tide : final grandiose de cette double séance.
J’ai découvert l’histoire de Lockhart et de Beauviala en travaillant avec Pauline et Baptiste pour un stage auprès de leur revue. J’avais pour l’occasion visionné un certain nombre de films de Sharon et les essais de Jean-Pierre, tirés du fonds d’archive. Très tôt, j’avais été touchée par cette histoire, et par le texte de Sharon. Les sentiments qu’il m’avait inspirés n’ont cessé de grandir depuis et ce que je pensais avoir compris au printemps 2021 me semble aujourd’hui si infime. Tristement, au moment de cette double séance, le 14 janvier, j’étais à 309km de la Cinémathèque française. J’ai demandé à la personne que j’aimais le plus de s’y rendre et j’ai découvert Double Tide seule. Lorsque le film a commencé, je savais qu’il était en même temps projeté et que plusieurs personnes que je connaissais le voyaient alors. Je reçu peu après un enregistrement de la lecture d’Anne Bertrand, capté par mon amoureuse.
Quand j’ai revu ma copine, elle m’a offert un exemplaire de l’affiche créée pour cette soirée. Elle m’avait écrit au dos une lettre d’amour. Ayant laissé le poster s’aplatir sous des livres, pour se remettre du transport, je ne l’ai découvert qu’une semaine et demi plus tard. Sa lettre se terminait ainsi : « Je suis heureuse que l’on puisse toujours partager notre vision sur le monde à travers notre amour et nos travaux. Je t’aime infiniment. »


⁂
Ressources
Double séance du vendredi 14 janvier à la Cinémathèque française : 18h30, Essais single system de Jean-Pierre Beauviala puis Podwórka et Exit de Sharon Lockhart & 20h30, lecture par Anne Bertrand du texte de Sharon dans Les Saisons puis projection de Double Tide
Message personnel pour l’occasion :
Épilogue
Merci infiniment à Baptiste et Pauline pour le temps et le travail passés ensemble.
Merci Sharon. ♥
Et merci à celle sans qui tout cela ne serait pas arrivé, que j’aime de tout mon cœur.