L’été Onoda

Le cœur de l’été a sans doute battu par la présence du nouveau film d’Arthur Harari dans les salles françaises. Quel autre récit aurait su, dans le vide assoiffé et spongieux de l’été, combler notre désir quelque peu sourd d’imaginaire, de dissolution, d’introspection ?

Sur les chemins battants et secs qui nous mènent au salles de cinéma, il est souvent dur d’imaginer jusqu’où l’abandon que nous nous apprêtons à vivre nous amènera. Et s’il n’est pas rare d’en savoir déjà beaucoup quant à la teneur et à la nature du voyage que nous sommes sur le point d’accomplir, demeure cet insatiable mystère de ce que révèlera en nous l’expérience-même du film, de ses zones d’ombre et de ses trajectoires.
C’est bien de cela dont Onoda, 10 000 nuits dans la jungle tire sa magnitude : De la brèche profonde cachée derrière l’histoire d’Onoda, des abysses intimes de ce soldat japonais, de son vécu, en guerre pour sa nation durant 30 ans, dans la jungle philippine. De cette histoire qui est plus de l’ordre du fait humain que de l’anecdote historique et qu’il convient alors d’aborder sous l’angle du personnel, de l’intime, pour en tirer le plus juste fruit.
Ainsi, s’il n’est pas rare de connaître un peu la nature de ce périple, engoncé dans nos imaginaires comme un acte presque fanatique, il nous est, à moins de s’y être particulièrement attardé, presque impossible au moment de se plonger dans Onoda d’imaginer là où nous mènera l’expérience plus personnelle, ou tout du moins plus sensible, d’une telle conjecture.

Le cœur enfoui dans la jungle

Dès son introduction, le film offre à son itinéraire un terme, un horizon : La rencontre d’Onoda avec un civil japonais, dans les années 70. Il met ainsi à distance les effets esthétiques de la narration, de la révélation, déjouant l’intrigue par ses extrémités : La fin étant alors à moitié révélée, et le passé, parcimonieusement disséminé pour nourrir et détailler le récit. Ce dispositif narratif nous permet ainsi de nous concentrer, librement, pour tout le reste du film, sur l’expérience d’Onoda, perpétuant la guerre secrète aussi longtemps que possible sur l’île de Lubang.

Le film finit naturellement par boucler sur son introduction dans les années 70, lorsque nous retrouvons Norio Suzuki, venu à la recherche du soldat quinquagénaire dans la jungle philippine. Le final se déploie alors en ligne droite temporelle mais ne sonne évidemment pas comme une résolution. Toute sa puissance vient de ce qui l’a précédé, ce vers quoi il est encore en tension, tout ce qui justifie l’extraordinaire de la situation présente : Ces 10 000 nuits dans la jungle, la trentaine d’années qui vient de s’écouler et le temps, alors, si étrangement distendu. Un électrochoc profond dont on ne saurait parfaitement se remettre, surtout pas Onoda lui-même, dont la dernière image voit encore son regard fixer l’île de Lubang.
On constate donc que l’écriture du film est ingénieusement orientée pour nous porter vers le cœur profond du film, enfoui dans l’inextricable mystère de ces 10 000 nuits hostiles.

La façon dont Arthur Harari donne corps à cette structure narrative est elle aussi brillamment orchestrée pour respecter et privilégier le plus possible la grande richesse intérieure de son sujet, pour faire fructifier au mieux, de la manière la plus intègre possible, l’expérience d’Hirō Onoda.
Ainsi le réalisateur est lui-même en mission, chargé de commander une équipe et de trouver les plus justes opérations pour parvenir à ses fins. Ces opérations peuvent être par exemple des panoramiques, qui diluent le sursaut émotionnel de certaines séquences, y préférant une révélation plus lente et plus terrienne.
Par exemple lorsque Onoda et son équipe découvrent les affres commises par quelques fruits toxiques à d’autres soldats. La caméra tourne alors lentement du visage d’Onoda et de ses camarades vers la funeste scène, objet de leur regard, dérivant se faisant sur la végétation qui distance les uns de l’autre. À ce moment, un champ-contrechamp aurait donné bien plus d’intensité à la révélation, et aurait davantage rythmé la scène. À cela, Arthur Harari privilégie les cordes ondulantes des récits d’aventure, où le caractère extrême des situations tempère et modèle les événements d’une manière nouvelle, inattendue, laissant entrevoir du secret intime qu’éclipsent normalement d’aussi intenses expériences.

Se laisser séduire à l’intensité cinématographique d’autres grammaires possibles – plus spectaculaires – aurait donné une importance disproportionnée à des événements qui n’en ont tristement pas la trempe. Le spectaculaire des Trente Glorieuses défilées en hors champ est d’ailleurs lui aussi bien tenu à distance. Nous n’en gardons qu’une puissance naturelle, réaliste, raisonnable, car, au sein de cette partition sur Onoda, le défilement du monde n’est jamais un facteur profond de bouleversement.
Arthur Harari se concentre à une cohérence de tous les instants. Il opère du champ-contrechamp pour relater d’oppositions plus vigoureuses, tantôt internes, tantôt qui corroborent le champ-contrechamp figuré du film, entre le monde d’Onoda et son revers (la guerre finie depuis des années). Cette intelligence des modulations formelles, aboutie d’une manière appréciable, nous permet d’épouser plus justement l’esprit d’Onoda, d’envisager plus facilement sa configuration mentale, ses failles.

D’entre les racines

« Aucun homme n’est une île, un tout, complet en soi ; tout homme est un fragment du continent, une partie de l’ensemble ; si la mer emporte une motte de terre, l’Europe en est amoindrie, comme si les flots avaient emporté un promontoire, le manoir de tes amis ou le tien ; la mort de tout homme me diminue, parce que j’appartiens au genre humain ; aussi n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas : c’est pour toi qu’il sonne. » ~ John Donne, Devotions upon Emergent Occasions (1624)

Très vite nous comprenons comme la trajectoire de ce soldat, si lointaine et hallucinante à première vue, est finalement envisageable. Hirō Onoda apparaît comme un homme tout à fait raisonné, intègre. Ce qui nous semblait insensé vient à se présenter de manière logique, naturelle, au fur et à mesure que nous suivons sa perspective.

La scène charnière du film vient sans doute peu après avoir croisé son frère, ou ce qui s’y apparente, venu avec les autorités japonaises tenter d’amener Onoda à se rendre. À ce moment, la négation d’un tel état de fait semble impossible, hors de portée. Onoda ne peut plus continuer à penser que la guerre n’a pas pris fin. Après avoir vu son visage se décomposer, le sens de son existence défiler, nous le voyons commencer à télescoper des arguments grossiers, dans ce qui semble être excès de scepticisme, un manifeste mouvement de refoulement. Mais rapidement, il semble trouver à tout cela une explication suffisamment envisageable.
Bien que nous le voyons manifestement dans une forme de déni, nous continuons à épouser son point de vue, car le chemin qu’il emprunte alors est radicalement intègre. Onoda est engagé dans sa mission jusqu’au bout de lui-même. C’est après cette scène, en continuant à soutenir sa perspective, tout en concevant le bain profond de sa radicalité, ce qui la motive réellement, ce qui dépasse l’ordre guerrier, que nous entrons véritablement dans le plein-cœur du film : Nous comprenons alors, bien plus pleinement, la situation d’Hirō Onoda, mais surtout nous partageons son vertige.

Au cœur de ce récit impossible, nous nous prenons d’identification pour la dévotion de ce soldat, depuis l’arbitraire tout aussi bringuebalant et pourtant téméraire de nos dévotions-propres.

Épilogue – Carnets

« Le rapprochement entre le monde d’Onoda et celui du cinéma est évident. Pour moi, le cinéma est une manière de vivre avec une réalité que je ne supporterais pas sans lui. Je crois que depuis l’enfance je rêve confusément d’avoir un destin héroïque ; je ne l’aurai jamais sinon à travers les personnages que je filme. Mais ce qui me lie le plus intimement à Onoda, c’est certainement la question de l’intégrité. » confie Arthur Harari dans le dossier de presse.

Des nombreuses dimensions qui habitent Onoda, 10 000 nuits dans la jungle, celle qui m’a le plus frappée, et dont je n’imaginai pas une seconde la possibilité sur le chemin du cinéma, ni même durant les un an et demi d’attente qui suivirent ma découverte du projet (dans les Cahiers du cinéma N° 762, janvier 2020), est sans aucun doute possible la vigueur et la complexité de l’identification avec le personnage d’Onoda, et, plus encore que cela, la façon dont les réflexions et l’ambiguïté ainsi explorées m’ont accompagnée l’été durant – été où je fus, sans non plus le voir venir, plus que jamais intégralement et radicalement engagée dans la création d’un de mes films. Cette identification est vraisemblablement l’un des points de circonvolutions depuis lequel Arthur Harari a tracé son projet d’une main de maître. Étonnamment, sa grammaire équilibrée, juste, réfléchie, et la brillante partition des acteurs du film, de tous les étages de cette production bien plus détonante qu’il n’y paraît, ne me hantent que par leurs contreformes, par les espaces vides qu’elles ont soigneusement laissés. Tant d’interstices dans lesquels grandir, avec lesquels dialoguer longuement. De ces secrets précieux que connaissent celles et ceux qui ont, comme moi, vécu l’été Onoda.

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