Ozu en trois mouvements : Fleurs d’équinoxe, 1958 [1/3]

Avec Fleurs d’équinoxe, en 1958, Yasujirō Ozu signe son entrée dans le cinéma en couleur. Après une décennie de films muets (de 1927 à 1936) et deux, de films parlants, en noir et blanc (de 1936 à 1957), il vient agrémenter son cinéma d’une dimension supplémentaire (cédant à l’insistance de la Shochiku), et, presque comme si rien n’avait changé, vient à dépeindre une banale histoire de mariage.

Cette question matrimoniale, si récurrente dans son œuvre, jusqu’à l’obsession, permet avant toute autre chose de placer l’œil du spectateur devant un fait social, un épicentre sensible et intime, éminemment révélateur de la société nippone d’après-guerre. Se dégagent ainsi, avec une grande clarté, les glissements opérant dans le Japon d’alors, ses mœurs, ses pratiques, le décalage des générations, dépendamment de facteurs innombrables tels que l’éducation, l’environnement plus ou moins urbain, les topographies extérieures et intérieures, l’âge, les différences d’âge, l’entourage, la place occupée par la profession des uns et des autres, leur nature, le caractère de chacun, l’éducation, les aspirations… Et dans cette somme, au gré des variations opérées par Ozu de film en film, surnage, en plus d’une liqueur dramatique toujours très singulière, une sorte d’étonnante mesure, celle du télémètre ozuesque : véritable étude à distance portant sur le cœur des structures humaines, à savoir les foyers, les unions rapprochées, les molécules. En somme : Quelle est cette chimie silencieuse qui agit dans nos sociétés ?

Avec ce mouvement dans le temps, amenant lentement le son et la couleur, Ozu précise sa zone de cinéma. S’il a toujours eu un ton unique, et une manière de filmer d’autant plus notable, le cœur thématique et moral de ses œuvres n’a cessé de se définir davantage, passant d’histoires diverses relevant du shomingeki (théâtre de la vie quotidienne) à un lieu plus singulier, plus resserré (dans sa forme, son traitement scénaristique, dans son dispositif de création en général) menant ainsi à une certaine quintessence de son cinéma dans sa dernière décennie, et plus particulièrement à partir d’Été précoce, aux suites d’une carrière non moins parsemée d’œuvres majeures et remarquables.

Pollen et paradoxe

Dans Fleurs d’équinoxe, Hirayama, père de famille et homme d’affaires, mari heureux d’une union arrangée, fait soudainement face à la question du mariage de sa fille aînée, Setsuko, lorsqu’un inconnu vient un jour lui demander la main de celle-ci. Il s’oppose catégoriquement à cette union. Mais étrangement, il avise aux jeunes filles qu’il conseille d’être au diapason de leurs propres envies, quitte à tenir face aux perspectives parentales.

Cette contradiction qui habite Hirayama, entre le traitement qu’il réserve à sa propre fille, et l’issue qu’il conseille aux autres, est un de ces ressorts qui concentrent le récit sur des zones de nuances : ce qui agit derrière l’arbitraire irrationnel de nos décisions, ce qui fait se mouvoir les pétales de l’âme humaine, ce qui nous fait osciller dans le paradoxe et motive la poésie des êtres.

Ce qui pourrait être le théâtre de passions grandiloquentes est filmé comme toujours avec une certaine distance. Les gammes terreuses, ocres et pastels (qu’Ozu sublime) s’inscrivent au programme du Subtil et de la Nuance : Délicate stratigraphie chromatique où se détache le rouge des lycoris radiata, ou plus simplement « fleurs d’équinoxe ».

Si les fleurs en question sont, à l’écran, timides, elles s’imposent par leur couleur, sur cette bouilloire omniprésente, sur ces enseignes de bar, ce fameux poste de radio, sur les vêtements de la jeune Setsuko… Tant de vigueurs prêtes à prendre le relai des corps en crépuscule : Éclats vifs sur ce camaïeu d’automne.

Des structures

Les structures opérantes de cette société nippone d’après-guerre sont adroitement soulignées par la mise en scène ozuesque. En l’occurrence, on y lit avec clarté la hiérarchie patriarcale à l’œuvre et les fonctions sociales de tout un chacun. Hirayama par exemple, de par son statut de cadre supérieur, et donc son importance hiérarchique, est un contact-clé : son surplomb pyramidal et son réseau social en font un entremetteur idéal. Le lien étroit, presque fondamental, entre son statut professionnel et sa fonction sociale est très bien mis en exergue par les séquences de réception à son bureau pour des entrevues « non-professionnelles » : On y voit l’homme d’affaires (vague terme fort à-propos !) prendre des pauses entre ses dossiers pour conseiller du mariage de telle ou telle fille, auprès de sa mère, son père, jusqu’ à recevoir un jour, surprise, stupeur, un jeune homme lui demandant la main de sa fille Setsuko. Cette demande soudaine pose une question : qui arrange l’arrangeur de mariage ? Point de départ d’un tumultueux conflit d’intérêts pour Hirayama, entre l’homme d’affaires et le père qu’il est.

Cette même séquence nous introduit très bien à l’implicite ozuesque et à l’ingéniosité de sa mise en scène : Dans un plan témoin, Taniguchi apparaît seul, les bords du cadre ne laissant poindre d’Hirayama que l’imposant bureau. Taniguchi est droit, à peine détaché du liseré de la porte. Dans le contrechamp, Hirayama reste statique, fort, n’orientant que partiellement son corps pour tenir la discussion. Ozu traduit très nettement l’ascendant d’Hirayama, ce mont intransigeant, ce juge assis là-haut : un ascendant topographique, générationnel, professionnel et paternel lui-même corroboré par la situation dramatique, à savoir la dépendance de Taniguchi quant à l’aval du père de sa bienaimée.

Cette scène tient lieu de rapport de forces avérés, actifs, mais le génie d’Ozu est bien de maintenir une certaine logique formelle pour traduire les rapports hiérarchiques plus sous-jacents et structurels de la société nippone d’après-guerre. Il joue alors moins du cadrage et vient davantage épanouir ces structures implicites par l’investissement de deux axes liés à l’évolution des personnages dans l’espace scénique : la posture ou l’orientation des uns par rapport aux autres & la situation des personnages dans le plan.

Ici, Hirayama s’entretient avec la mère de Fumiko pour conseiller du mariage de cette dernière. Si tous deux semblent égaux, assis, Hirayama ne lui fait pas tout à fait face : il est en posture d’écoute, de réflexion, là où la mère de Fumiko (loquace par ailleurs) est entièrement orientée vers lui. Le plan témoin, mettant le père en premier plan, ancre d’autant plus nettement ce léger ascendant social.

Nous allons d’ailleurs préférer à la notion de « plan » (premier plan, second plan…), la notion de « niveaux », que j’introduis vaguement en tant que notion plus multiforme, plus malléable, associant le découpage dans le champ à une notion plus relationnelle, conduite par les postures et orientations des personnages entre eux. Il faut y voir la traduction par l’analyse formelle de ces « niveaux sociaux » : de quoi penser donc de la mise en image de ces hiérarchies amères et structurantes.

Commençons très simplement : Hirayama reçoit Fumiko le dimanche, la domestique aide à la réception. En l’occurrence, nous avons trois personnages et trois niveaux distinctement lisibles. L’éloignement dans le champ s’accorde qui plus est à cette hiérarchie sociale.

Ici, Setsuko rentrant à la maison, le soir de la demande de Taniguchi à son père. Hirayama, bien que plus éloigné de l’objectif que la mère (Kiyoko), figure ici en chef. Kiyoko et Setsuko sont orientées vers lui. Les deux parents, assis, stables (et installés depuis un moment) ont naturellement ascendance sur leur fille (à laquelle ils vont demander de venir s’asseoir). Nous pourrions presque ne distinguer que deux niveaux : l’un parental (avec une hiérarchie patriarcale interne), l’autre, filial. Néanmoins, l’ouverture de la mère vers sa fille – traduite par son orientation et sa posture – la situe bel et bien dans un niveaux à part entière : une articulation des deux partis opposés dans leurs volontés, lien fondamental dans cette discorde. Une place à laquelle l’invite sans doute sa position intermédiaire dans cette situation de pouvoir et son statut de spectatrice des contradictions de son mari.

Hirayama, de passage chez Fumiko et sa mère. La domestique disant mot au fond. Hirayama en place d’honneur. Notons surtout le positionnement de la mère de Fumiko : centre et pivot entre les trois autres personnages, maîtresse de maison…

Cet implicite spatial et gestuel est en vérité, loin de ses apparences presque mathématiques, un lieu de doutes et de subtilités. En dehors de ses occurrences plus flagrantes, dont il reste habité, ce tissu sous-terrain ne cesse d’onduler. Ozu, abeille ouvrière, fait encore une fois son miel des contradictions et, sans jamais être confus (car toujours en maîtrise du cadre, de l’encadrement !), vient habiter de nuances les structures les plus grossières.

Après avoir fait un bref tour du foyer pour observer Tokyo, Fumiko revient dans la pièce de réception. L’axe de la caméra a changé.

D’une modernité avançante

De ce jeu de structure on comprend que les femmes sont d’une certaine manière tout à fait secondes dans cette société d’après-guerre (même si, naturellement, fondamentales). La narration gestuelle des retours au foyer d’Hirayama, attendu par sa femme et ses filles, ôtant son costume (que la mère, Kiyoko, range et échange contre un kimono) est une ritualisation tout à fait éloquente.

Le retrait social des femmes derrière leur mari transparaît très nettement au cours du récit : L’amicale d’anciens élèves (dans laquelle est Hirayama) est strictement masculine, et rare sont les liens féminins à l’image qui ne soit pas au moins hasardement liés aux affaires et vouloirs du père. Cette mécanique est perpétuée à la fin du film puisque Setsuko, elle aussi, se range derrière son mari, avec lequel elle part vivre à Hiroshima, d’après la mutation d’icelui.

La tradition du mariage imposé est par bien des points un outil de perpétuation du patriarcat par un mécanisme de substitution : le nouveau mari devient sitôt chef de foyer. C’est donc aussi quelque part une manière de garder contrôle sur sa fille ou de s’assurer des bonnes commodités de son fils. Si ces enjeux souterrains sont, dans les faits, sans doute fréquemment chatouillés par divers motifs (amitiés, arrangements, questions d’argent…), il va de soi qu’un affaiblissement voire une disparition de cette dite tradition inviterait à améliorer la situation des femmes (si ce n’est plus) ; d’autant que l’union non désirée mène plus facilement à une forme presque disciplinaire de calquage sur le modèle patriarcal de couple hétérosexuel, afin de mener à bien la vie commune, sans heurts fondamentaux, par un mouvement d’acceptation amer (en témoigne Le Repas de Naruse, 1951).

Cette « modernité avançante » au cœur de Fleurs d’Équinoxe n’est que très maigrement incarnée par Hirayama et la prolifération de son bon conseil tenant à privilégier l’union des cœurs. Le film nous dit bien comme il est facile d’être progressiste pour les autres et de ne savoir se l’appliquer. Lorsque le père de famille n’est plus à la hauteur de tenir ce mouvement printanier, il faut donc un relai, une balance, naturellement portée par les différentes femmes du récit.

Les espace sororaux sont d’ailleurs des espaces d’horizontalité. De ces rares instants de face à face, communément orientés, où l’absence masculine fait se révéler, timidement, cette liberté, enfouie ou vibrante selon l’âge, si souvent tue par l’inclinaison commune derrière le patriarcat.

Cette « inclinaison commune », ou autrement dit le partage d’une même situation, d’une même condition, rangées derrière un pouvoir opérant, soude ce lien tacite entre les femmes qui, si étrangères soient-elles, partagent déjà tant.

Déplacement de l’orientation de Setsuko : En début de soirée, orientée vers son père, de qui elle dépend pour son mariage, elle devient, après son passage en urgence chez Taniguchi, orientée vers sa mère, dont elle dépend de la compréhension tacite et de l’assentiment. Setsuko n’attend plus rien de son père.

Dans cette confrontation charnière à son père, Setsuko n’a d’autre choix, pour s’imposer, que de renverser la situation de pouvoir. Elle va, pour se faire, en plus de sa détermination à ne faire aucun compromis sur ses plans et son mariage, recevoir principalement deux précieuses aides : Celle de sa mère, pivot dans la famille qui, lors d’une discussion, mettra Hirayama face à ses incohérences. Et celle aussi de Fumiko, avec qui elle eut passé un accord : une alliance sororale menant à la ruse au centre du récit.

Lors d’une nouvelle discussion avec Hirayama, Fumiko fait part de ses actuels soucis avec sa mère qui désire la marier selon ses plans, sans écouter ni la volonté ni les sentiments de sa fille – bien portés, pourtant, vers un homme tout désigné. Ce crédible récit est en vérité une transposition de la situation de Setsuko. De fait, Hirayama l’ignorant, il conseille Fumiko comme à son habitude et entend une fois de plus faire s’imposer l’union des cœurs. Révélant le subterfuge, Fumiko tire des conclusions malines et s’empresse de téléphoner à Setsuko pour lui témoigner du changement d’avis de son père.

Voilà qu’Hirayama est pris au piège dans ses contradictions : L’homme dominant doit rendre des comptes. Perdant sa position de force et voyant la situation suivre son cours – le mariage approcher – sans entendre de son désaccord, Hirayama, rechignant, commence à se faire absent, puis, finit par accepter d’assister au mariage de sa fille.

La veille du mariage, c’est seules, entre elles-mêmes, autour d’une table vivifiée de couleurs fruitières, que nous retrouvons les femmes de la famille Hirayama. La mère d’un côté, les deux filles de l’autre, l’obscurité du soir en fond, la bouilloire rouge au premier plan. S’il y a posture d’autorité de par la répartition des corps, une frappante horizontalité (et un discret dialogue des âmes) vient assoir ces trois femmes sur un territoire commun.

Hirayama rentrant tardivement la veille du mariage, sans même croiser Setsuko. Plan très parlant concernant l’inversion de la position de force. Cette inversion de la « position de force » n’est toutefois évidemment pas un renversement du « rapport de force », en témoigne l’ascendance en contre-plongée qui laisse à Hirayama la place culminante. Sous la lumière. Au-devant de sa femme et sa fille.

Un si simple triomphe vient solder la situation. De ces récits d’acceptation qui nous hérissent d’amertume, dont la teneur se change selon le camp qui se replie. Ici, le jeu d’alliance féminin vient rétablir une forme de cohérence en perturbant l’arbitraire de l’ordre patriarcal, en le prenant dans ses contradictions… Mais ce mouvement est un mouvement en tension, un mouvement douloureux, car tout en repoussant cette violence, il y expose les corps engagés.

Kiyoko annonce à sa fille la venue de son père à son mariage. Cette dernière relâche la pression et la douleur intériorisée dans cette lutte. Elle demande pardon à sa mère.

Ce grincement du fondamental est le signe d’une modernité avançante. D’un terrain du réel qui sculpte son épiderme. Alors que l’on s’attend à voir enfin ce tant attendu mariage, une ellipse maline nous transporte quelques longues semaines plus tard, au sein d’une réunion d’anciens élèves. Tous exclusivement masculins, comme je le soulignais plus haut, ils communient d’une condition partagée, crépusculaire, qui tient avant tout de leur âge avancé, de leur subjectivité vieillissante, en voie d’obsolescence… Comme en témoignent leurs échanges, ces hommes ont à céder le pas. Cette modernité qui les fait glisser est, peut-être avant toute autre chose, le jeu croisé des générations.

Plutôt que de finir sur ce congrès d’escargots carapatant, Ozu nous propose une autre fin : une nouvelle ruse de Fumiko qui, recevant, avec sa mère, Hirayama-san, s’empresse de téléphoner pour prévenir du passage de monsieur chez sa fille, désormais à Hiroshima. Le patriarche, un peu mou, cède le pas et monte dans un train.

D’une chimie sociale

Ce théâtre de la chose subtile et de la contradiction, qu’Ozu n’a cessé d’épurer, s’offre à ses spectateurs comme un outil esthétique pour réfléchir et affronter cette chimie socio-politique, chair agitée de toute société moderne. Ce que nous voyons comme le tumulte de corps, d’âmes et de cœurs, est au fond tout autant la bureaucratie de ces microbiotes, où ces corps identifiables sont tant d’instances pour des cellules agitées et des causalités enfouies. C’est donc presque une chimie au sens strict, en fidélité totale au jeu d’échelle dans lequel Ozu n’a cessé de s’inscrire au long de sa carrière. Son œuvre induit ces multiplicités, ces facteurs innombrables que j’évoquai, et que j’égrainai loin de toute exhaustivement, en ouverture de cet article.

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