Bi Gan : L’esprit de la ruche

Tout commence dans une salle de cinéma, sur les motifs alvéolés d’un carrelage, et à l’évocation soudaine du métier d’apiculteur. Confondues-retrouvées dans ma mémoire, surgissent quelques réminiscences de L’Esprit de la ruche de Víctor Erice.

Des jaillissements mémoriels devenus pour moi mécaniques. Me vint ainsi l’idée de plonger dans cette idiotie au sens ancien, dans cette simplicité d’esprit apparente, pour montrer, aussi, que les connexions neuronales d’un enfant sont parfois bien plus révélatrices que nos usuels jeux de références.

ldjin-
Un grand voyage vers la nuit 地球最後的夜晚 (2018) Bi Gan

Campagnes parallèles

On décela rapidement chez Bi Gan une sensibilité pour le territoire, faisant de lui un cinéaste-topographe (tout comme nous disons de celui qui capture la lumière qu’il est photographe). On le sait aisément attaché à Kaili, ou tout du moins à un certain Kaili, plus périphérique peut-être, plus végétal, sous l’empreinte du temps… La question du lieu est d’ailleurs décisive dans son processus cinématographique, c’est elle qui initie, qui donne vie, qui déclenche… On ne saurait tout à fait distinguer à quel point le regard de Bi Gan est étreint par son territoire. À Kaili les saisons se confondent en chaque jour, la météo est très fluctuante, mais à l’échelle d’une année demeure plus ou moins d’une même nature. Ainsi le temps (chronos) y est tout à fait particulier, plus qu’ailleurs changeant, glissant, mais immuable et continu : force persistante et stable.

kb-01
Kaili Blues 路边野餐 (2015) Bi Gan

On comprend alors que, si Un Gand voyage vers la nuit semble moins mettre en avant le territoire que Kaili Blues (premier long-métrage de Bi Gan), celui-ci n’en demeure pas pour autant moins prégnant, que ce soit par la manière dont il habite le regard de Bi Gan, ou par cette tension particulière, que ce dernier ne cesse de nourrir, vers le lieu, vers l’espace qui nous est montré – et que son amour du plan-séquence alimente de manière très concrète, en donnant à voir, sans couture, toute la cartographie vécue et parcourue.

On pourrait  retrouver cette dimension locale, rurale, topographique, dans la campagne espagnole des années 40 de L’Esprit de la ruche. Elle est, elle aussi, le recoin replié d’un monde plus dur, autoritaire, où parfois passent les trains. Les reliefs y sont bien moindres qu’à Kaili, son climat est sec, saisonnier, mais il y persiste, naturellement, cette essentielle possibilité d’échapper au poids du monde par d’autres réalités : celle de l’apiculture, du travail du miel, celle du petit cinéma de village, d’un rêve, d’un monstre croisé dans la lumière…

eedlc-05
El Espíritu de la colmena (1973) Víctor Erice

Le songe de la lumière

Vient alors cette mise en tension fondamentale chez Bi Gan, entre son œil et son talent à restituer le réel, le temps, l’espace, de manière plutôt naturaliste, et sa propension fondamentale à les dilater, les éclater, pour aborder ce qui est le cœur de son sujet d’auteur (mélancolie, rêve, temporalités…). On pourrait trouver, dans cet entre-deux dynamique, une essentielle part de son identité esthétique.

Ce fut, pour beaucoup, ce qui contraria l’expérience d’Un Grand voyage vers la nuit : D’une part, l’abstraction relative de la première partie, plus fragmentaire et éclatée dans sa représentation, déstabilisante pour beaucoup ; et d’autre part, la lourdeur technique et procédurale de la seconde partie qui, pour le moins, put conférer au film quelques allures d’albatros.

eedlc-06
El Espíritu de la colmena (1973) Víctor Erice

Il semble toutefois précipité d’y voir un échec dans la démarche Bi Gan. Ce serait là davantage une fragilité, un manque d’équilibre dans sa mise en tension, loin d’être ainsi présent dans toutes ses œuvres, mais surtout, loin de déranger toute une autre partie du public – qui y voit, avec tout autant de raison, et peut-être un peu plus de bonne volonté, l’œuvre promise.

Cette brèche acte surtout de la jeunesse de Bi Gan et de sa foi très profonde dans le cinéma. Il y a chez lui, comme chez cette enfant de L’Esprit de la ruche, une puissante confiance dans la lumière et dans l’élan vers le songe dont elle peut être porteuse. Il ne faut pas y voir une forme de naïveté – ce serait soi-même réfuter ces choses que nous avons, déjà, quelques fois effleurées – mais davantage une faillibilité, un manque de maturation, à croire qu’il est, peut-être, plus simple que dans les faits, de faire exister ces monstres vus sur grand écran.


Connexions neuronales

Tout en semblant saisir la pesanteur des choses, les enfants chez Bi Gan, sursauts des éclats juvéniles du cinéma d’Hou Hsiao-hsien, sont souvent porteurs d’un dépassement du réel. Ils ont cette foi juvénile dans le rêve, dans le jeu, qui ne subsiste que chez certains adultes – comme le protagoniste d’Un Grand voyage vers la nuit (et peut-être tel Bi Gan lui-même).

sg-01
Secret Goldfish 秘密金鱼 (2016) Bi Gan

C’est par cette foi très simple, semblable à celle que l’on peut avoir face aux images de cinéma, que naissent aussi quelques vertus essentielles : apprendre à voir les choses, apprendre à accepter, à retrouver, à avancer. C’est cette face altérée par le poids des années qui est aussi sollicitée, pour sa sensibilité, son aptitude à se défaire du superflu et à sublimer l’impossible, le dérisoire… De quoi montrer, encore une fois, que les connexions neuronales des enfants sont un bien grand trésor.

eedlc-01« Ceci n’est pas un film en 3D. Cependant, veuillez mettre vos lunettes quand le personnage le fera. »
« Don José peut voir maintenant. »

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s