Du cinéma à l’heure des salles closes

Playtime (Jacques Tati, 1967)

Où est le cinéma, quand il n’y a plus de cinématographe ?

Il semble clair qu’à l’occasion de ce second confinement, le cinéma est une fois de plus condamné à l’absence. Très concrètement : Les lieux d’existence du cinéma, c’est-à-dire les salles, espaces du dispositif cinématographique en soi, sont closes. C’est donc son existence même qui est menacée. Menace corroborée par les choix politiques en France (et ailleurs) où la méprise et la méconnaissance de ce qu’est le cinématographe – et à quel point le dispositif cinématographique (c’est écrit en toutes lettres !), dispositif public et occasion d’une expérience de mémoire unique, en va de son essence – font croire à quelque autorité que le cinéma (alors perçu comme simple industrie culturelle) pourrait survivre, par la VOD notamment (voyons…).

Nos modes d’accès modernes aux images animées ne sont, en vérité, plus vraiment du cinéma (en ce que celui-ci relève du Cinématographe des frères Lumières). Ils se rapprochent davantage du kinétoscope de Thomas Edison, ou de son concurrent le mutoscope : boîtes de visionnage individuelles, très rapidement envisagées pour des pratiques plus domestiques de l’image animée – surtout face au succès du cinématographe et des projections publiques des frères Lumière.

Ainsi, nous cinéphiles, et tout un chacun qui aime le dispositif cinématographique (et ce qu’il peut s’y passer), devons nous rappeler que notre cher cinématographe n’a jamais été tout à fait seul dans le monde de l’image animée et de ses pratiques, et donc que nous avons à clarifier l’objet de notre cœur et à lutter pour celui-ci.

Le cinématographe a, jusqu’à récemment, su garder à peu près sa place face à l’invasion d’autres dispositifs et d’autres pratiques de l’image animée depuis l’après-guerre (et l’escalade technologique que nous connaissons bien). « À peu près » car il n’a pas tout à fait gagné la fameuse querelle des dispositifs (que Raymond Bellour traite et clarifie brillamment dans son livre éponyme). Cette dite querelle n’a en vérité pas été tranchée du côté de l’opinion commune. Ainsi, si le cinéma est resté peu ou prou à son endroit sémantique (ne s’étendant pas, par exemple, à l’image animée en général, comme le voulaient certains), il s’est entouré d’un flou, d’un relativisme, invitant peu à peu à penser le cinéma comme un noyau sensible, impalpable, presque flottant, bien plus insaisissable et erratique qu’une simple question de dispositif (question de plus en plus perçue comme obsolète). Il pourrait alors y avoir du cinéma partout. Ce qui est vrai. Vrai au risque d’éclipser petit à petit la relation nécessaire et inégalée à la salle de cinéma et à son dispositif : Expérience de mémoire éminemment particulière, propre, essentielle (au sens, notamment, où cela est dans le principe du cinématographe), vers laquelle tout le cinéma, qu’il soit dans un rétroviseur de voiture, dans un film de mariage sur VHS, dans une salle de musée traversée sans cesse, dans une salle 4DX… doit être en tension. Car, en tant que cinéma, ça n’est que par une projection cinématographique, qu’un film existe le plus pleinement, plus que jamais. Sinon, c’est que c’est autre chose.

Aujourd’hui, à l’heure où les salles sont fermées et les projections publiques interdites, c’est cet état de tension intérieure, tension vers le cinématographe, qui définit là où est le cinéma, là où il survit sous la couche du réel.

No Land (Emily Chao, 2019)

Espaces domestiques et dispositif cinématographique

Il revient donc à chacun et chacune qui aime le cinéma ce devoir de le faire exister, de le faire survivre, et donc de faire vivre à son échelle un dispositif cinématographique en puissance, imparfait mais en tension vers… Ce dispositif domestique n’est pas un jeu mimétique, technologique, bien que cela puisse aider, c’est avant tout un jeu sensible : À chacun et chacune de s’émanciper, si possible, de la nécessité d’une « surconcentration », qui ne conduit qu’à « connaître » ou rencontrer des objets-films, mais pas à les vivre ou à en faire l’expérience. C’est à nous de trouver et construire des subjectivités poétiques de projection, qui rappellent ou reproduisent au mieux un rapport cinématographique aux films. Si étonnantes soient ces modalités. Si perfectibles soient-elles. Cet enjeu est celui d’une maïeutique du « sentiment cinématographique » et de la « mémoire cinématographique ». Il faut être sensible, chez soi (ce qui n’est pas évident), au temps qui précède et au temps qui suit. Au temps où le film est là et au temps où il ne l’est plus. À l’espace, où il existe, et à tous les autres, où il n’est pas.

Il faut alors accepter que peut-être, à des occasions plus ou moins rares, ces conditions seront plutôt cinématographiques. C’est une affaire de degrés : Il faut maximiser le degré cinématographique de nos conditions d’accès aux films, et sans doute assumer parfois des partis pris qui relèvent d’autres dispositifs, pour ensuite mieux éprouver quand nous nous approchons de l’esprit et de l’expérience du cinématographe. Sans jamais qu’hélas cela soit public, au vu des conditions actuelles. Mais il faut néanmoins avoir conscience que l’on participe à l’existence publique d’un film. Existence moins complète et aboutie qu’une existence en salle, mais existence déjà riche d’une intention et d’une attention cinématographiques. Il faut être spirituellement connecté à cette histoire : À ce fait de n’être qu’un spectateur parmi tant d’autres dans le temps et dans l’espace…

Au milieu de cette cohue d’idées et de pratique, de recherche désespérée, demeurent les films eux-mêmes, dont certains seront victimes de mauvais dispositifs, et d’autres, plus chanceux, arriveront à toucher quelqu’un d’une intensité cinématographique. Chez soi, contrairement aux salles de cinéma, les films, en fonctions de « comment ils sont », ne se regardent pas de la même manière. Voilà ce qui subsiste. Sans ce dispositif-clef, raison d’être de tout le reste, nous ne pouvons être qu’en balbutiement : Dans l’instabilité robuste et sensible des corps abandonnés. Tous nos vieux écrans tremblent quand ils voient des images de films.

La plupart d’entre nous a très naturellement saisi que la principale chose à faire dans les conditions actuelles est d’attendre douloureusement la réouverture des salles de cinéma. De militer dans leur sens. De les soutenir. De s’y jeter. Comme tant d’autres lieux éteints par l’arbitraire inéclairé et fascisant du pouvoir à l’acte. De retrouver, au plus vite, cette possibilité d’une attention accrue : Cette possibilité de mémoriser et d’oublier les images que nous voyons, et de tirer de cette expérience quelque chose d’absolument unique, que nul autre dispositif ne propose aussi pleinement.

Quand le cinématographe n’est plus la, il reste toutes celles et ceux qui l’attendent à en mourir debout. Heureusement pour nos pauvres jambes, nous sommes sommé·es d’attendre chez nous.

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