Nuances grises, robe blanche, doutes noirs


Les Variations Ozu

Été précoce s’ouvre sur une plage, vagues douces, parcourue par un chien.

IMG_20180208_175911.jpg

On sait la charge symbolique que l’on peut prêter à cet animal chez Ozu. C’est le témoin dans la famille, cet être observateur dont la place, sociale et physique, est comparable à celle de la caméra ozuesque.

Un nouveau récit s’entame, et les choses y sont, comme toujours, semblables mais au fond si différentes. Et l’absolu profond des variations d’Ozu n’a plus rien à envier à l’absolu, tout à fait différent mais tout aussi marqué, des grandes variations – au hasard, Goldberg.

Le sujet du mariage – fin révélateur social – est engagé de nouveau. Et, que d’échos, revoilà des figures familières : acteurs, actrices, personnages, foyers, archétypes… Le jeu reste le même mais la situation initiale fluctue – les cartes sont à nouveau battues, redistribuées : Minoru, Isamu, Noriko… Setsuko Hara, Chishû Ryû, Kuniko Miyake, Haruko Sugimura… Tant de familiarités qui nous rendent si sensibles à ces plongées singulières. Tant de proximités qui révèlent au mieux ce qui fluctue de film en film.


Oh langage

Au visionnage d’Été Précoce, il nous vient rapidement une forme de saisissement intérieur, grammatical, tant le langage cinématographique d’Ozu y est grand, épanoui. Ce dernier continue à dresser ses plans 80 cm au-dessus du tatami, comme tant de fenêtres ouvrant sur un même foyer – familial et national. Toutefois, si la mise en scène de ce film se démarque plus qu’une autre, ça n’est pas tant pour les prestiges ozuesques, presque habituels (cadre, composition, direction d’acteur, tempo, photographie), que pour l’épanouissement d’un travail formel plus subtil, jouant sur la rime, l’enchaînement, le montage… Lesquels trament directement la partition scénaristique.

Cela peut se voir à l’étude de passages très simples mais très concrets : par exemple, la manière dont le travail de Noriko nous est révélé à l’image. Ozu nous introduit d’abord la façade du bâtiment…

capture_00333

…avant de nous confronter à cette même façade par l’intérieur, nous exposant ainsi au bruit d’une machine à écrire. On notera, du reste, l’intelligence discrète de cette jonction de plan à 180°, dont la cohérence visuelle repose à la fois sur l’appui de la façade adjacente et sur la rime des lignes horizontales (lignes des jonctions d’étages d’abord, puis lignes des stores, ensuite).

capture_00334

Le rebond vers le plan suivant vient avec évidence pour qui sait entendre et dépeindre l’écoulement des choses : puisque nous sommes exposés au bruit d’une machine à écrire, on nous la montre à l’image. Mais l’intelligence de mise en scène d’Ozu passe aussi beaucoup par le cadrage : Au lieu d’unifier l’action dans la pièce, ou même de nous présenter Noriko à l’oeuvre, il se concentre d’abord sur l’action en tant que telle. Les mains au travail. L’enchaînement avec le plan précédent en est donc renforcé : la focale, sonore comme visuelle, s’offre toute entière à la machine, précédemment introduite.

capture_00335.png
En plus de fluidifier considérablement le passage des plans (lesquels unifient ensuite l’action, allant jusqu’à retrouver le store en fond de pièce), Ozu nous présente, avec une grande efficacité, la tâche concrète de Noriko, en plus de sa fonction. Il forge ainsi, en quelques secondes seulement, une douce évidence autour de son travail de dactylographe.

capture_00336.png

Le passage de ce même lieu de travail vers un dîner en ville le soir est d’ailleurs tout aussi passionnant. Arrêtons-nous, par exemple, sur la fluidité avec laquelle Ozu effectue cette transition, en égrainant quelques subtils et poétiques jeux de rimes. Nous sommes alors avec Noriko, veillant au travail, finissant sa journée…

1 (2).png
On revient à cette fameuse façade, mais sous un autre angle désormais. Au-delà d’indiquer l’heure de la journée, ce lampadaire initie un double écho : celui du travail le soir, de la veille sérotinale, mais aussi celui des lumières allumées, entre premier et second plan. La transition vers la sortie du lieu travail s’opère, et le recul physique de la caméra, par rapport au plan d’introduction de ce même immeuble, engage déjà notre éloignement topographique.

1 (3).png
Là question du « pour aller où ? » se règle aussitôt. Le plan suivant est celui d’une enseigne : un jeu de lumière encore, et la question latente de la veille, toujours, d’autant qu’il s’agit là d’un lieu où se réfugient les citadins des heures tardives. L’espace pris par cette enseigne prend part à un minutieux jeu de formes : Il est semblable à l’espace pris par l’arrière-plan dans le plan précédent – et du reste, coïncide aussi avec la position de Noriko dans le premier plan. Cela contribue à une certaine mise en évidence du récit et de ses fluctuations toutes naturelles, si bien balisées par les rimes subtiles qui imprègnent nos rétines.

1 (4).png
Ce plan où la serveuse apporte le plateau (figures sérotinales encore) se structure autour des mêmes grandes lignes, et rappelle plus particulièrement le plan du lampadaire. Cet écho de structures créé une circularité harmonieuse, faisant du plan d’enseigne un pivot dans la forme et dans le récit transitoire : Ce dernier est comme au centre de cette transition spatiale, formelle et narrative.

1 (5).png

Le dernier plan de cette transition est naturellement celui d’arrivée : Noriko, de dos, dînant, dialoguant. C’est l’accomplissement de ce récit d’images, de cette courbe fluide. C’est le retour de la parole comme élément déterminant du récit. On ne réalise alors pas toujours l’ingénieuse narration qui prend fin – ou qui, plutôt, transite vers d’autres formes. C’est une question de cinéma pur, de regards portés, posés, juxtaposés… Le récit s’entend à la vue de ces simples enchaînements lumineux.

1 (1).png
Mais derrière tout cela il y a aussi l’idée de notre rapport au temps, à l’existence. Au-delà de cette évocation soudaine de la journée qui s’évanouit, il y a ce temps passé sans les personnages : Ozu laisse le réel respirer, donne avoir l’évaporation des jours, petit à petit. Ainsi, à travers ces nombreux plans – ces « pillow shot » dont on s’émerveille avant tout de l’intelligence esthétique, mais desquels il ne faut pas perdre de vue l’intelligence grammaticale – Ozu initie un temps nécessaire, un mouvement incorporé au récit, fluide, net et léger, ouvrant une porte sur le monde-même, sur le passage du temps, sur la société japonaise… Tout ce qui fait le miel de la poésie ozuesque.


Portrait de femmes

Le mariage est, souvent chez Ozu, cet oscilloscope intime, vibrant au rythme des mutations sociales du Japon d’alors. Toutefois, cette importance ne lui est conférée que parce qu’il s’impose, cas par cas, film par film, de manière centrale au sein du récit qui nous est livré.

Dans Été Précoce, Noriko est âgée de 28 ans mais n’envisage pas de se marier. Cela constitue en soit une résistance aux traditions, et de fait, propulse en interrogation centrale cette question du mariage – face aux pressions de la cellule familiale, laquelle réverbère aussi de plus amples dynamiques. La sève dramatique du récit trouve en bonne partie foyer dans les résistances de Noriko. Il est d’abord question d’un refus du mariage plutôt passif, par absence de volonté plus que par volonté d’absence : une résistance par défaut qui suffit à gêner. Le drame va s’intensifier quand la résistance se trouve peu à peu reformulée. Le refus passif du mariage devient le refus actif d’un mariage arrangé : Noriko refuse l’homme choisit par sa famille, y préférant un autre, plus modeste, assistant de son frère docteur. Ainsi, comme un zoom compensé, le drame s’intensifie via ce double mouvement : à la fois le fléchissement de Noriko, envisageant désormais le mariage, mais son refus des traditions, devenu véritablement actif.

Ce jeu de résistances et ces mouvements paradoxaux et complexes face aux traditions est très symptomatique du Japon d’après-guerre : fuyant ses traumatismes du début du XXe siècle (séisme du Kanto, régime fasciste, bombe atomique…) dans une course à la modernité soudaine, à l’américanisation, ou dans un déni passéiste, et quoiqu’il en soit toujours en appui particulier sur ses valeurs historiques. Chaque âme semble chanceler sous ces mêmes mouvements du monde.

capture_00337.png

Face à ces pressions, l’espace intime, la sororité, s’impose comme une respiration. Ce sont dans ces temps entre femmes que Noriko semble être la plus épanouie et la plus comprise. C’est là qu’elle peut rire du mariage avec son amie, ou en parler plus sérieusement, humainement. Ce sont des instants de confiance, de confidence, hors des pressions structurelles d’une société à l’héritage très patriarcal. Leur profonde nécessité dans le récit suffit à faire entendre l’humain fondement de ces entre-soi doux et occasionnels : Terres libres et complices, baignant dans un air frais.

capture_00596.png

Car la même année qu’Été Précoce, Mikio Naruse sort Le Repas : portrait d’une épouse insatisfaite par son mariage, campée par cette même Setsuko Hara. Le film se termine lui sur une résignation : la tentative d’un bonheur modeste et amer au sein de l’aliénation du couple tel qu’il est alors pensé et conçu. C’est quelque part le portrait d’une résistance aux traditions trop dure et incertaine pour être menée. Une fin en apparence heureuse, mais profondément pinçante. C’est un retour à la situation initiale, un tragique emprisonnement dans les mœurs. Cette épouse, captive, tente de s’y complaire. On y voit là tant de femmes réelles, sous ce Japon d’après-guerre, acceptant comme on a cessé de leur imposer, une injuste servitude : préparant ces repas, se contentant au mieux de plaisirs simples, mais demeurant les garantes forcées des plaisirs de l’homme.

« Mes rêves de jeune mariée où sont-ils ? Je vis les mêmes matins et les mêmes soirs 365 jours par an. Entre cuisine et salon, ma vie de femme se consumera-t-elle en silence et sans espoir ? » – Michiyo, personnage de Setsuko Hara, en ouverture du Repas.

Dans ces fresques sur le mariage, toujours, Setsuko Hara : figure réelle, mais éternelle, irremplaçable. Femme indépendante, jamais mariée, osant quitter sa vie d’actrice dès 1963 pour se retirer de son bon gré durant le reste – et la majorité – de sa vie. Il est beau que son visage fort vienne hanter tant de portraits de femmes tourmentées par les ordres et les traditions, elle qui semble si libre.

capture_00592.png

Il y a toujours chez Yasujirō Ozu, un drame profond lié au mariage. Jean Douchet souleva d’ailleurs cette idée qu’Ozu filmait les mariages comme des enterrements et les enterrements comme des mariages – reprenant ainsi le schéma du célèbre aphorisme de Truffaut au sujet d’Hitchcock. Tout cela se constate et se confirme dans Été Précoce. Le drame inhérent au mariage de Noriko se vit comme une disparition. L’événement en soi n’est d’ailleurs jamais unifié à l’image.

Ce sont les personnages d’Ichirō Sugai et de Chieko Higashiyama qui porteront les derniers mots du film – voyant une jeune mariée, inconnue, passant non loin de là. Ainsi constate-t-on, dans ces derniers échanges devant la caméra, le lent évanouissement de cette famille, le glissement des générations, le passage du temps… Dans leurs dernières phrases transparaît leur intime résignation face à la force des choses, se contentant de trouver sagement un bonheur doux-amer dans le cours des époques.

Cette fin porte un goût semblable à la fin du Repas de Mikio Naruse. Il y a comme un constat d’impuissance face au monde tel qu’il est, aux traditions, et de fait une acception de cet ordre des choses. On se plaît à la simple tâche d’existence. Et pourtant… Tant de tumulte… Cela rappelle naturellement cette phrase de l’écrivaine Hayashi Fumiko placée en ouverture du Repas : « J’aime à la folie l’être humain et sa vaine agitation dans l’immensité de l’univers. » Ne lit-on pas tout cela aussi dans ces derniers échanges…

– Notre famille a été dispersée. Mais nous avons fait mieux que la moyenne.
– Nous avons vécu beaucoup de choses durant toutes ces années ensemble.
– Nous ne devrions pas en demander trop.
– Nous avons été très heureux.

capture_00644.png


Trains de vie

Été Précoce semble se structurer autour de trois trains. Le plus petit est naturellement ce train électrique, amusant les enfants. Il est le centre de leurs mésaventures, élément déclencheur de leur fugue face à une déception immensément compréhensible : on ne leur offre pas de nouveaux rails. Ainsi les deux garçons, sales gosses ozuesques protocolaires, se confrontent finalement déjà à ces questions existentielles : le désir avorté, la volonté face au cours des choses… Il y a déjà ces étincelles.

L’autre train, plus évident encore, est celui qui ponctue le film, la narration, et, avant tout, la vie des adultes. C’est à lui qu’appartiennent ces quais, souvent lieux de rencontres. C’est aussi lui qui lie la vie intime et professionnelle, la cellule familiale et le monde extérieur. C’est encore lui, d’ailleurs, qui porte un certain nombre de travellings, rares instants chez Ozu où le temps semble glisser si vite, plus qu’ailleurs. Ce train est une figure transversale, parcourant chacun des films, ou presque, du maître japonais.

De fait il est aisé de voir ce dernier train : l’oeuvre d’Ozu elle-même. C’est une somme bouleversante, prolifique, fonçant à toute allure tout en prenant son temps. Une trentaine d’années d’activité et cette cinquantaine de wagons ; parmi lesquels, hélas, trop de wagons perdus. Mais il reste, semble-t-il, les plus flamboyants, les plus grands. Des films incontournables. Été Précoce en fait sans nul doute partie, et comme tant d’autres… Tant de vies à vivres et de voyages à faire… Tant de choses à voir dans ce train que l’absence de rails ne freinera jamais. Tout y relire. Tout y relier.

capture_00332.pngIMG_20180208_180411.jpgcapture_00598.pngcapture_00590.pngcapture_00643.png

2 réflexions sur “Nuances grises, robe blanche, doutes noirs”

  1. Tu nous livres une formidable analyse du langage cinématographique d’Ozu (et on sait qu’il est riche et très intéressant), et en plus, superbement illustrée. Bravo !
    J’ai toujours vu ça dans le cinéma d’Ozu : traditions et humanité. Les personnages de ses films évoluent dans un milieu patriarcal et s’y plient, mais dans le fond, ils rêvent du meilleur pour leur proche. Est alors révélé une amertume teintée d’espoir, sans doute le bonheur n’est pas pour cette génération mais pour la suivante. Ozu a compris instinctivement que le poids des traditions (et le Japon est un pays très traditionnel) pesait un peu trop sur l’épanouissement des gens et n’a cessé de montrer des personnages se concédant des choses (une fille qui se marie pour son père, un père qui laisse partir sa fille, etc) pour décharger leur proche d’un poids. La vie est dure, mais l’humanité triomphe ! Et en somme, c’est une variation des intentions du cinéma japonais de l’époque. Chez Kurosawa, l’humanité triomphe dans la violence ou s’écroule lamentablement ; chez Kobayashi, elle se sacrifie pour éclater au grand jour… Chez Ozu, elle se traduit par des choix de vie qui permettent à la famille d’avancer, même si tout le monde n’est pas entièrement satisfait.

    1. Je ne lis qu’aujourd’hui ton commentaire mais je le trouve d’une grande justesse !
      Sur la tradition je pense à un film plus récent, et beaucoup plus anecdotique : « Le Salon de coiffure de Yoshino » de Naoko Ogigami. Par un schéma assez limpide (tradition d’une coupe au bol pour les garçons dans un village de campagne), et des traits parfois gros, la réalisatrice en vient à mettre sur la table, avec légèreté, toute une série de question qui touchent directement à la société nippone (milieu rural, conformisme, tradition, adolescence… naturellement il y a une certaine universalité, mais il y a un miroitement du Japon avant tout me semble-t-il). Un film bon-enfant, poétique, avec l’esprit planant des sales gosses ozuesques (et le non-manichéisme qui va avec – dans le sens où l’anti-conformisme des enfants est tout autant pertinent que puéril et adolescent, par exemple). Comme je le disais c’est un film très anecdotique, imparfait… Mais il m’avait amusé. Il est sympathique. Peut-être qu’il te plaira.

Laisser un commentaire